
[ La sorcière ]
On disait d’elle que c’était une sorcière. Qu’elle voyait les morts et pouvait communiquer avec eux. Qu’elle était folle et qu’elle parlait seule. Qu’elle n’allumait jamais les lumières de sa maison et qu’elle n’utilisait que la bougie. De peur de déranger les esprits. Pourtant, c’est son esprit à elle qui, soi-disant, était dérangé.
J’avais entendu parler d’elle à de nombreuses reprises depuis que j’avais aménagé dans ce village perché. Un village où on voyait loin, entouré de remparts et de magnifiques bâtisses en pierres.
Je vivais dans l’une de ces bâtisses, mais elle était loin d’être magnifique.
Contrairement à la sienne, de maison, la mienne était en mauvais état. Les volets étaient tombés depuis longtemps et une partie du toit menaçait de s’écrouler. Le poids des années, dira-t-on.
C’était la seule maison que je pouvais m’offrir, suite à un héritage. Un héritage de ma femme, décédée alors que nous n’avions que trente ans.
Un déchirement, un bouleversement avant le vide, intense et omniprésent.
Avec cette petite somme, j’avais décidé de m’acheter une maison. Une maison à moi, rien qu’à moi. Je voulais de la vieille pierre mais ce que je désirais plus que tout, c’était fuir ma région natale du nord de la France. Pour oublier, tout oublier.
Fuir ce double toxique qui se noyait encore d’avantage depuis son accident, à cheval. Une mauvaise chute et c’était terminé. Plus de femme, plus d’amour. Juste cette ombre, mon ombre. Et ma seule compagne, une bouteille de whisky infame, le plus bas de gamme des bas de gamme.
Bref, j’avais fui, tout simplement. Et j’avais rejoins le Sud de la France. La Dordogne, pour être exact. Pourquoi là-bas ? Un jour j’étais tombé sur une publicité de la SNCF avec un grand gouffre. Sur cette publicité, il était écrit que ce grand trou se trouvait en Dordogne. Alors j’avais toujours ça, dans un coin de la tête. Le plus drôle c’est que j’ai appris plus tard que ce gouffre se trouvait dans le Lot… Mais que la SNCF l’avait situé en Dordogne, pour des raisons marketings, probablement. Ou une simple erreur.
Etant un adepte d’internet, j’avais cherché une maison à vendre en Dordogne. J’étais tombé sur cette petite maison de ville avec jardin. Elle était en mauvais état, « travaux à prévoir » disait l’annonce. Elle était si peu chère que j’ai appelé, pris rendez-vous avec la vieille propriétaire et je suis descendu dans la foulée, avec mon vieux break.
Sur place, je suis tombé sous le charme du village et de cette maison. Alors j’ai fait une offre qui a été acceptée et la maison fût à moi trois mois plus tard.
Je venais d’emménager quand je l’ai croisée pour la première fois. Nous étions en plein hiver, le village était quasi désert et au détour d’une rue, elle est apparue. Un rayon de soleil dans cette vie morne. Elle avait les cheveux bouclé, coupé en carré au-dessus de ses épaules, d’une couleur rouge cerise. Elle portait un long manteau gris, cintré sur sa taille avec une grosse ceinture en cuir et des grosses chaussures, des Dr Martens jaunes. Elle chantonnait une chanson que je n’ai pas reconnu, de sa voix grave. Quand elle m’a croisé, elle m’a souri tout en continuant de chanter.
Le temps s’est figé. Je me suis arrêté. Ensorcelé.
Depuis, cette première fois, je me suis baladé tous les jours à la même heure dans l’espoir de la revoir. En vain. Je n’ai croisé que des vieux dans ce village mort à cette saison. L’ancienne propriétaire de ma maison m’a un jour invité à boire le café chez elle. J’avais toujours esquivé son invitation, m’inventant mille et un rendez-vous imaginaires. Parce qu’il faut bien se l’avouer, à cette époque, ma vie se résumait à mes longues lectures près du poêle et à mes balades photographiques, à la recherche de la lumière.
Ce jour-là, impossible d’y échapper. J’avais accepté et j’étais allé dans la grande maison de la vieille. C’est là que j’en ai appris davantage sur cette fille. Cette sublime apparition. C’était l’une des seules jeunes du village. Elle était arrivée il y a cinq ans environ. Les gens du village ne l’appréciaient guère, après qu’elle ait refusé à de nombreuses reprises leurs invitations à boire le café. Elle se baladait tous les jours dans le village avant d’aller admirer le coucher du soleil sur la vallée de la Dordogne. La vieille ne savait pas de quoi elle vivait. Personne ne le savait d’ailleurs. J’ai donc appris qu’elle dessinait sans arrêt. Des maisons, à ce qu’il parait. Et parfois des fleurs. Qu’elle adorait cuisiner des soupes, on la voyait souvent au marché au village en bas de la colline. Qu’elle chantait tout le temps et qu’elle parlait seule. Dans les bois, le plus souvent. Des chasseurs la croisait entrain de discuter ou de chantonner. Quand ils la saluaient, elle les regardait froidement avant de murmurer un vague « bonjour ».
Ah oui, et fait très étrange, elle n’allumait jamais les lumières de chez elle. La vieille pensait que c’était pour ne pas déranger les esprits. Tous les vieux du village le pensaient d’ailleurs. Elle était seule, toujours. L’été, elle allait aux fêtes de villages et buvait de la bière, beaucoup de bière. Elle dansait ensuite pendant des heures, seule au milieu de tous. Elle portait toujours de longues robes à fleurs, peu importe la saison. Ses cheveux étaient toujours libres.
Après cette longue description par la vieille, je comprenais que, certes, certaines manies pouvaient paraître étranges, mais je ne saisissais pas pourquoi on disait d’elle qu’elle était une sorcière. Le terme me faisait d’ailleurs sourire en coin. J’avais posé la question à la vieille et elle m’avait chuchoté : « Un jour, le vieux Roland lui a demandé si elle ne s’ennuyait pas, seule dans cette grande maison. Elle l’a regardé et a dit qu’elle n’était pas seule. Jamais. Qu’en ce moment même, Hervé était à ses côtés et le saluait, lui. Hervé, c’est le frère de Roland… Il est mort il y a 15 ans déjà… Un accident bête de tracteur. Terrible. Quand Roland a entendu ça, il lui a demandé de répéter. Il n’en revenait pas. Il n’avait jamais parlé à cette fille, alors comment pouvait-elle savoir pour son frère ? Elle a donc répété la même chose, avant d’ajouter que Roland devait arrêter de pleurer sa femme, qu’elle était bien là où elle était et qu’elle l’attendait tranquillement. »
J’ai été très surpris de cette histoire mais quand j’ai posé plus de questions, la vieille n’a pas voulu me répondre. Elle était fatiguée, m’a-t-elle dit. J’ai saisi le message et je suis donc rentré chez moi.
Depuis, j’erre régulièrement dans les rues de ce village vide, dans l’espoir de pouvoir, un jour, lui parler.
Lui parler pour lui dire que sa mère, qui habitait ma maison bien avant moi, est fière d’elle.
Fière de la femme qu’elle est devenue. Et qu’elle l’attend, patiemment, aux côtés de son père. Qu’elle vient souvent me tenir compagnie, dans le vieux fauteuil en osier près du poêle.
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